Tadej Pogacar, les mystères d’un corps surhumain

PIERRE CARREY - Le Temps

 

POGACAR AU SCANNER (1)

Tout au long du Tour de France, qui démarre de Lille aujourd’hui, «Le Temps» vous offre des clés pour mieux comprendre la mécanique vertigineuse du coureur slovène. Premier épisode: ce que la science peut nous apprendre de lui


Une seule goutte de sang contiendrait tous les secrets du maillot jaune. C’est Iñigo San Millan, l’ancien entraîneur de Tadej Pogacar, qui l’affirme: tout le potentiel biologique, et même mental, du champion cycliste est contenu dans son sang. Ses confrères scientifiques perdraient leur temps à chercher ailleurs, pour tenter de comprendre l’origine de sa suprématie sur le vélo. Pour tout individu, y compris pour le Slovène du Team UAE-Emirates, 26 ans, candidat à un quatrième succès dans le Tour de France, qui part aujourd‘hui de Lille, la clé du succès est génétique. Ou «métabolomique», selon les termes de San Millan. «La génétique, c’est du hasard et les métabolomiques, c’est de la science», nuance dans plusieurs interviews ce professeur associé à l’Université du Colorado, 54 ans. Or, en invoquant la génétique ou une explication équivalente, le chercheur espagnol n’aide la compréhension qu’à moitié. Il ferme une porte autant qu’il l’entrouvre.

Une aventure fascinante

La science du sport est l’une des plus vieilles aventures du Tour de France, aussi intrigante, fascinante, parfois décourageante que la poésie de l’épreuve. Longtemps, jusqu’au scandale Festina de 1998, le corps des cyclistes a été exposé aux curieux, lors d’une visite médicale très médiatisée. Le docteur de l’épreuve révélait qu’untel avait un pouls très bas au repos, que tel autre avait perdu du poids… Quelques décennies plus tôt, les scientifiques se fiaient à des observations anatomiques pour tenter de percer le mystère des champions: celui-ci avait de longs fémurs, celui-là une cage thoracique proéminente…

Leurs successeurs rêvent aujourd’hui de disséquer Tadej Pogacar, cet individu d’1 m 76 pour environ 65 kg. «Beaucoup de monde s’interroge sur les raisons de sa domination, jusqu’à suspecter parfois des pratiques illégales. Pour ma part, je préfère voir Pogacar comme un athlète propre mais très doué», relève Charles Dauwe, ancien professeur de physique à l’Université de Gand, en Belgique. L’un des rares scientifiques à avoir accepté de nous livrer ses hypothèses.

Mais qu’est-ce qui rend le grand favori du Tour 2025 aussi «doué»? Sa capacité respiratoire (VO2 max) exceptionnelle? Son potentiel en anaérobie (effort de 20 à 60 minutes), avec sa faculté à métaboliser le glucose qu’il a en réserve? Sa «puissance critique» (ou maximale)? Charles Dauwe se lance: «Je pense que le secret de Tadej Pogacar pourrait être lié à son excellent rendement.» Autrement dit, sa capacité à utiliser l’oxygène et à produire de l’énergie, pour faire avancer sa machine (et lui avec).

«Je préfère le voir comme un athlète propre mais très doué»

CHARLES DAUWE, ANCIEN PROFESSEUR DE PHYSIQUE À L’UNIVERSITÉ DE GAND

Dans le vélo, seuls 23% de la dépense énergétique servent à propulser la machine, les 77% restants permettant au corps de s’adapter à sa température interne, à lutter contre les frottements, etc. «Et maintenant, supposons que, toutes choses égales par ailleurs, Tadej possède un rendement non pas de 23% mais de 24%, réfléchit l’ex-professeur de Gand. Cela impliquerait un gain de performance de 4 à 5% sur ses adversaires.»

Mais cet élément de réponse soulève une nouvelle question: cette efficacité de rendement peut-elle se travailler à l’entraînement, ou est-elle innée? Charles Dauwe tranche: «Le rendement est fondamentalement lié à la génétique. Au début des années 2000, un scientifique bien connu prétendait qu’Armstrong avait augmenté son rendement après avoir été traité contre le cancer [en 1997]. Mais on a fini par avoir le fin mot de l’histoire…» Le dopage, donc. Ainsi, quelle que soit la manière d’aborder l’équation scientifique de Pogacar, tout ramène à la question des gènes. Plus précisément aux mitochondries, ces centrales à énergie contenues dans les cellules du corps humain. «Ce qui compte, c’est d’avoir des mitochondries robustes», résume Iñigo San Millan.

Des tests à 100 000 francs

Le chercheur espagnol a utilisé le sport pour aider au développement des thérapies géniques, contre le cancer et d’autres maladies. Pogacar était en quelque sorte son cobaye, dont chaque prélèvement sanguin révélait «1000 à 2000 paramètres». Dans ses échantillons, San Millan a décelé sa capacité exceptionnellement haute à «recycler» les lactates, les déchets qui s’accumulent dans l’organisme pendant un effort. Un «don» qui lui permet de terminer ses épreuves beaucoup plus frais que les autres.

Plus fascinant encore: les métabolomiques auraient aidé à prédire le «mental» solide de Pogacar. A croire que ce serait une composante biologique plutôt que le fruit d’un environnement culturel et social. C’est ce qu’avance une étude publiée en 2020 par San Millan et cinq autres chercheurs: les mitochondries jouent un rôle crucial dans les neurotransmetteurs, ces molécules qui véhiculent les messages entre le cerveau et le corps…

Cette théorie scientifique est l’autre nom de la fatalité. Car un capital génétique ne se falsifie pas. A moins peut-être de recourir au dopage génétique, dont on ne sait même pas s’il existe vraiment… En conclusion (provisoire), Pogacar est né Pogacar et ses adversaires ne peuvent pas changer leur bagage héréditaire. Les équipes rivales pourraient tout au plus employer la même méthode qu’Iñigo San Millan pour «profiler» les jeunes coureurs et repérer parmi eux le futur lauréat du Tour de France. Las, ces tests spécialisés coûteraient plus de 100 000 francs par équipe, un montant qui en dissuade plus d’une. Reste qu’Iñigo San Millan a quitté le Team UAE-Emirates fin 2023 pour l’Athletic Bilbao, et que Tadej Pogacar est devenu encore plus fort depuis qu’il a changé d’entraîneur. ■

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